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Allemagne – Se préparer à la fermeture du robinet énergétique

En résumé
La question sensible de l’approvisionnement gazier du pays est revenue brutalement sur le devant de la scène la semaine dernière après que la Russie a réduit de 60% ses livraisons de gaz vers l’Europe, officiellement en raison d’une turbine de compression envoyée en révision et retenue à la frontière canadienne pour cause de sanctions économiques à l’encontre de Moscou. Si les motivations russes d’une baisse des flux d’approvisionnement revêtent la forme d’une préoccupation technique sécuritaire et contractuelle, le gouvernement allemand n’est pas dupe des pressions politiques qui s’exercent en toile de fond sur ce qui ne devrait être qu’une simple opération de maintenance.

L’agence fédérale des réseaux de distribution, en charge de l’évaluation quotidienne de la situation gazière du pays, a confirmé une baisse des flux d’approvisionnement en provenance du gazoduc Nord Stream 1 de l’ordre de 40% comparativement à sa capacité habituelle mais les flux continuent néanmoins d’irriguer le réseau de façon stable. Les entreprises gazières allemandes ont compensé ces flux manquants auprès d’autres fournisseurs sur le marché, notamment norvégiens, néerlandais et belges, conduisant à une augmentation du prix de gros de presque 30% depuis une semaine.

Cette montée des prix n’empêche cependant pas la poursuite du stockage du gaz qui atteint pour l’ensemble des installations du pays 58,7% des capacités totales disponibles cette fin de semaine. La priorité absolue étant d’atteindre l’objectif fixé de 80% des stocks remplis d’ici octobre et 90% d’ici décembre. Si cet objectif n’est pas atteint, cela remettrait en cause sérieusement les capacités du pays à faire face à la consommation énergétique hivernale alors que la moitié des foyers allemands sont chauffés au gaz et que des industries pourraient être soumises à des arrêts de production inopinés.

Le plan d’urgence allemand pour le gaz comprend trois niveaux d’alerte dont le premier niveau intitulé « alerte précoce » a été déclenché en mars en raison des risques sérieux d’une détérioration significative de la situation de l’approvisionnement. Il a permis la mise en place d’une cellule de crise entre le ministère de l’Économie, l’Agence fédérale des réseaux et l’ensemble des acteurs gaziers. C’est l’Agence fédérale des réseaux qui est en charge du suivi quotidien de l’état de l’approvisionnement, de la distribution et du stockage du gaz dans le pays. Ce premier palier d’alerte a également permis à l’Agence fédérale des réseaux d’assumer le rôle de fiduciaire de Gazprom Germania le 8 avril dernier pour une période allant jusqu’au 30 septembre 2022, car la société russe menaçait de transférer une majeure partie de ses actions vers une société étrangère inconnue qui aurait pu mettre à mal les capacités de stockage en gaz du pays. Le deuxième niveau, appelé « niveau d’alerte » est déclenché lorsqu’il y a une rupture de l’approvisionnement en gaz ou une demande de gaz exceptionnellement élevée entraînant une détérioration significative de l’approvisionnement mais le marché demeure toujours capable de faire face à ce déséquilibre. À ce stade, les acteurs du marché cherchent à équilibrer l’offre et la demande en comblant le déficit attendu auprès d’autres fournisseurs. C’est exactement ce qui s’est passé cette semaine et qui justifie le passage au deuxième niveau d’alerte entériné ce jeudi par le gouvernement Scholz. Enfin, le troisième et dernier niveau, appelé « niveau d’urgence » est déclenché lorsque toutes les mesures pertinentes d’intervention sur le marché sont insuffisantes pour satisfaire la demande de gaz et que des mesures supplémentaires non fondées sur le marché doivent être prises pour garantir l’approvisionnement en gaz des clients protégés. Ces derniers sont définis comme étant principalement les ménages et les infrastructures publiques de premières nécessités comme les hôpitaux, les pompiers ou la police. Les industries sont considérées comme non prioritaires et, en conséquence, soumises à un rationnement en cas d’approvisionnement critique.

Avant d’atteindre ce stade ultime, le gouvernement allemand tente de devancer le problème en élaborant un plan de mises aux enchères du gaz qui devrait aboutir dans les prochaines semaines, avec pour objectif d’inciter les entreprises à réduire leur consommation énergétique. Le système d’enchères permettrait aux entreprises moins consommatrices de payer le plus bas prix du gaz en échange d’arrêts temporaires de livraison, qui seraient compensés par des aides gouvernementales, tandis qu’il permettrait aux entreprises dont les enjeux gaziers sont plus importants de continuer à fonctionner même si pour cela elles devront payer un prix plus élevé. Le choix serait laissé aux entreprises de décider quand elles peuvent réduire ou suspendre temporairement leur consommation de gaz. Le gouvernement n’interviendrait que pour soutenir financièrement les entreprises contraintes à l’arrêt de production grâce à la mise en place d’une surtaxe sur le prix du gaz. Ce mécanisme a pour objectif de rééquilibrer les flux de gaz disponibles vers les entreprises en ayant le plus besoin.


Si ce système s’avérait inefficace pour coordonner l’usage du gaz, le régulateur a mis au point une liste de critères permettant de hiérarchiser les coupures que devraient endurer les industriels en cas de rationnement prolongé. Ces derniers intègrent la taille de l’entreprise, sa consommation avec une priorité donnée aux entreprises consommant au minimum 10MWh/h, les délais nécessaires à un arrêt ordonné de la production, les dommages économiques et commerciaux subis, les coûts et la durée du redémarrage des installations ainsi que l’importance de certains secteurs pour le grand public, comme l’industrie alimentaire ou pharmaceutique dont le pays ne peut se passer.


Enfin, le gouvernement a mis à disposition des entreprises du secteur gazier une ligne de crédit de 15 Mds € auprès de la banque publique d’investissement (la KFW) afin de renforcer leurs capacités de stockage en gaz. Pour finir, le gouvernement a acté la levée temporaire des contraintes portant sur les centrales électriques à charbon afin de compenser la production électrique issue du gaz à hauteur de 10 Gigawatts, une mesure nécessaire pour faire face à la pénurie mais qui ne remet pas en cause l’engagement de l’État fédéral à sortir définitivement du charbon d’ici à 2030.


Notre opinion – La réduction de l’approvisionnement européen en gaz russe via le gazoduc Nord Stream 1 est avant tout une arme politique utilisée par la Russie pour faire pression sur l’Europe. Cette situation oblige plusieurs pays à accélérer leur stratégie énergétique de remplissage des stocks d’ici l’arrivée de l’hiver. L’industrie allemande est particulièrement menacée par cette fermeture du robinet russe en raison de sa forte consommation de gaz notamment dans la production d’acier, de verre, de médicaments et dans l’industrie alimentaire. L’imbrication des chaînes de valeur risque de surcroît de provoquer des effets en cascade sur d’autres lignes de production moins exposées. En préparation de pénuries énergétiques plus durables, le gouvernement travaille à l’élaboration d’un système de ventes aux enchères des droits d’utilisation du gaz afin de préserver au mieux ses industries les plus énergivores mais le défi est immense étant donné la multiplicité des contraintes de chacun des secteurs. Le risque d’interruption des chaînes de production dans l’industrie allemande s’accroît très nettement si la situation de l’approvisionnement en gaz du pays ne s’améliore pas rapidement. Elle augmente le risque baissier sur nos prévisions de croissance fixées à +1,7% cette année et +1% en 2023, celles-ci étant déjà sensiblement impactées par la crise sanitaire, les pénuries de produits intermédiaires, l’inflation élevée et l’enlisement de la guerre russe en Ukraine.

Source Crédit Agricole Eco Etudes Economiques
Article publié le 24 juin 2022 dans notre hebdomadaire Monde – L’actualité de la semaine